L’Embrun du Printemps

 

 

Deuxième partie

 

 

1.

 

Erika avait l’impression de ne pas avoir quitté son monde. Devant elle s’étendait une mer lisse et sombre, plus loin une étendue de terre. Aucune brise ne venait aérer ses cheveux. Lorsqu’elle se retourna pour voir le disque lumineux d’où elle venait de sortir, elle n’aperçu rien. Le reflet de la Lune avait disparut. Pendant un instant, elle hésita à lâcher la crinière de la louve qu’elle chevauchait, mais se frotter les yeux était bien plus tentant. Elle serra fortement ses jambes contre les flancs de Kana et se frotta rapidement les yeux emplis de fatigue.

- Vous êtes fatiguée ? demanda Hôki.

- Un peu, oui. J’ai mal dormi cette nuit… Et puis, j’ai combattu un « Kingen ».

Hôki ria légèrement.

- C’est vrai. Mais ne vous en faîtes pas, nous sommes bientôt arrivés.

- Où allons-nous exactement ?

- Quelle question ! Dans votre palais !

- Mon… Quoi ?!

Il lui adressa un sourire et pointa du doit une masse au loin, sur la terre ferme. Le brin de terre vers lequel ils se dirigeaient semblait être une île, une très grande et vaste île. Cependant, malgré l’obscurité qui régnait cette nuit-là, une grande masse émergeait de l’île. La masse que lui avait désignée Hôki. Cette masse s’approchait de plus en plus vite d’eux. Jien et Kana montèrent en altitude. Maintenant, Erika ne pouvait observer la masse sombre en un seul coup d’œil.

En l’espace de quelques heures, ils avaient traversés une bonne partie de l’île et étaient parvenus à ce qui pourrait être le « pied » d’une énorme falaise. En bas, plusieurs lumières clignotaient comme de minuscules lucioles. Elle se rappela alors la ville telle qu’elle l’avait vue avant de partir. Sa ville natale.

- Accrochez-vous à ma crinière, on va monter haut.

Kana avait tourné ses magnifiques yeux émeraude vers Erika pour la prévenir. Elle acquiesça d’un signe de tête. Elle se pencha légèrement en avant, comme pour prendre de la vitesse. Elle cramponnait à la fois la crinière et la rapière.

Ne jamais abandonner l’épée… Ne jamais la lâcher… Toujours la tenir… Toujours dans mes mains…, se répéta-elle.

Hôki, sur le dos de Jien, avait accéléré et était maintenant à environ deux mètres devant elle. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, elle s’apercevait qu’effectivement elle se dirigeait vers une immense falaise. Elle se dressait avec une verticalité vertigineuse et semblait ne pas avoir de sommet. Erika percevait par moment des zones escarpées et des roches effilées. La falaise paraissait dure comme du métal. Kana et Jien continuait de monter plus haut. Le ciel était maintenant tellement proche qu’Erika était persuadée de pouvoir toucher les nuages. Sa réponse fut immédiate : du coton. Ils avaient tellement pris d’altitude qu’ils avaient traversés les nuages. La jeune femme ressentit comme du coton glisser sur son visage. Malgré la hauteur, elle sentait encore fortement l’embrun de la mer et percevait également le reflux des vagues. Kana se redressa et ralentit le pas. Erika, qui avait fermé les yeux, portée par le doux parfum des flots, releva la tête et ouvrit ses beaux yeux bleu-vert.

Un plateau était taillé dans la roche solide et aiguisée. Kana et Jien posèrent pattes à terre. Hôki, Saitô et Erika descendirent des deux fauves, qui s’allongèrent sur le ventre presque aussitôt. Deux immenses portes comme taillées dans la falaise surplombaient le plateau.

- Dépêchez-vous.

Hôki avait l’air pressé. Il attendait déjà la jeune femme devant les deux grandes portes. Son visage avait perdu de ce petit sourire mystérieux et avait prit un air des plus sérieux qu’il soit. Erika le rattrapa de justesse. Les deux grandes portes tremblèrent, puis basculèrent sur leurs gonds, fixés à la paroi rocheuse. Lentement, les deux battants glissèrent vers eux, laissant apercevoir le vaste intérieur d’un palais. Cependant, ce que Hôki percevait entre les deux portes ne le fit pas changer d’expression. Lorsqu’elle suivi du regard ce qu’il regardait, elle comprit. Dans l’encolure de la porte se tenait une vingtaine d’hommes armés. Ils portaient chacun un plastron en cuir et casque en métal. Sous le plastron était légèrement froissée une longue veste pourpre dont les manches allègrement retroussées étaient retenues par des gantelets solidement serrés au poignet. Tous portaient de vastes pantalons noirs, pareil à celui que portait Hôki, serrés au niveau des chevilles par une sorte de bandage blanc. Leurs pieds étaient sertis de chaussures du style chinois noires. Un large tissu bleu nuit faisait office de ceinture par-dessus le plastron de cuir marron. Tous portaient une épée sur le côté et étaient armés d’une lance.

- J’attendais votre visite avec impatience, Saihô.

 

Au centre de cette masse d’armes se tenaient trois hommes, différemment vêtus des autres soldats. Celui de gauche devait sans doute être une personne très importante. Ses cheveux noirs étaient tirés en arrière et ramenés dans un petit chapeau bleu foncé et noir. Une grande tunique du même bleu lui tombait jusqu’au chevilles. Des broderies finement dessinées ornaient le devant de sa tunique. Une ceinture d’un bleu turquoise fermait son vêtement. Les bordures de ses manches et de son col étaient blanches. Il portait les mêmes chaussures que les soldats. Dans sa main, il tenait une sorte de calepin avec ce qui ressemblait à un tampon. L’homme à l’extrême droite ressemblait plus à un guerrier. Une veste beige, une armure entre le rouge pourpre et le cuir, des épaulettes souples, une longue cape rouge flottait derrière lui. Ce sont les seuls aspects vestimentaires qui le distinguaient de ses soldats. Il portait un bouc ainsi que la moustache finement travaillée. Ses cheveux bruns étaient montés en un chignon à l’arrière de son crâne. De loin, on pouvait voir qu’il avait quelques kilos en trop. L’homme au centre était bien différent de tous les autres personnages présents à cette scène. Rien qu’en l’observant, il dégageait un tel charisme qu’il intimida Erika au premier coup d’œil. Son visage était dur, marqué par la guerre et la solitude. Ses cheveux, d’un vert émeraude, étaient eux aussi relevés en un chignon. Il portait une tunique qui lui tombait au genou d’un vert plus clair, en dessous duquel un pantalon ample beige terminait sa tenue. Comme tous les autres, il portait les mêmes chaussures simples noires. Une cape était enroulée sur ses épaules solides. Tout cet attroupement fit quelques pas vers eux et, à la grande surprise d’Erika, ils s’inclinèrent profondément devant elle et Hôki.

- Saihô, non seulement nous sommes heureux que vous soyez revenu sain et sauf de votre voyage en Horai, mais vous nous avez apporté une nouvelle…

- Relève-toi, Gekkei, coupa Hôki.

L’homme à la stature imposante se redressa. Hôki le prit à part, laissant Erika seule devant la petite troupe armée.

Quelques minutes plus tard, Hôki et le dénommé Gekkei revinrent vers eux. Gekkei se courba à nouveau devant elle. Il plongea alors ses yeux marron dans ceux de la jeune femme. Il sourit.

- Je pense que vous avez très bien choisi, Saihô. Depuis le temps que nous l’attendions…

- Malheureusement, elle n’est pas encore sortie d’affaire. Je compte sur vous pour prendre soin d’elle.

- Bien.

Hôki coupa les gardes armés et s’engouffra dans le palais. Il faisait tellement sombre à la fois sur le plateau et dans l’immense bâtisse creusée dans la roche, qu’à peine eut-il pénétré à l’intérieur Erika ne l’aperçu plus. Gekkei la prit par le poignet et l’attira vers le palais à son tour. Elle n’en croyait pas ses yeux : c’était un hall d’entrée immense. Ses pas résonnèrent entre la multitude de colonnes polies et le plafond haut. Tellement haut que même si la jeune femme penchait la tête au plus loin vers l’arrière, elle ne pouvait le voir entièrement. Gekkei la lâcha.

- Je suis désolé d’avoir agi ainsi, mais votre sécurité est plus importante que tout.

- J’ai peur de ne pas comprendre…

- Ne vous en faîtes pas, Saihô vous expliquera tout en temps voulu.

- Saihô ? Vous voulez dire Hôki ?

- Vous seule avez le droit de l’appeler ainsi. Nous autres devons toujours le nommer « Saihô » ou « Taiho ».

- Je vois…

Gekkei lui toucha une mèche de cheveux et lui sourit respectueusement.

- Mais qu’est-ce que… ?

- Vous êtes très belle. Vous êtes la plus grande fierté du peuple Hô.

Erika rougit. Gekkei fit un signe de la main aux soldats regroupés derrière eux et les escortèrent. La jeune femme le suivit de près. Au bout du hall d’entrée se trouvait un escalier tout aussi immense que le palais. Voyant le regard désespéré d’Erika à l’idée de toute les monter, Gekkei ria.

- Ne vous en faites pas, vous ne vous rendrez même pas compte que vous en aurez autant monté arrivée en haut !

- Espérons-le, soupira-t-elle.

Les marches n’étaient pas très hautes, mais il y en avait tellement ! Toute la petite troupe les monta une à une. En y regardant de plus près, Erika se rendit compte que les marches étaient en marbre, ou une matière y ressemblant fortement. Et pourtant, comme l’avait dit Gekkei, elle arriva bien vite en haut de l’escalier et s’en étonna. Elle continua à suivre ce dernier, qui finit par pousser une porte et l’invita à rentrer dans la pièce.

 

D’après Erika, la pièce était très vaste car elle entendait ses pas résonner encore. Elle était plongée dans l’obscurité mais on pouvait plus ou moins voir où se trouvait la table, des chaises, une commode. En face de l’entrée, une grande baie vitrée donnait vue sur la mer.

- La mer ? Mais…, s’étonna Erika.

- Vous ne saviez pas ? Il existe une mer au dessus des nuages, d’où son nom : « la Mer de nuages ».

- Je ne le savais pas… C’est assez étrange, mais tellement beau !

Gekkei frappa des mains : immédiatement un des soldats ouvrit la baie vitrée et l’embrun de la mer pénétra dans la pièce. Erika le respira à plein poumon comme pour se dégager les narines.

- Saihô m’a dit que vous aviez eu une rude journée, reposez-vous bien. Demain ne sera pas facile aussi. Votre lit se trouve par-là, lui fit-il en lui indiquant un vaste espace d’où émanait un agréable parfum. Il a été préparé spécialement pour votre arrivée. Des gardes seront postés devant la porte de votre chambre ainsi que sur le balcon. Si vous avez le moindre problème…

- Merci, l’interrompit-elle. Je pense que ça ira.

Gekkei s’inclina et sortit de la chambre en fermant silencieusement la porte derrière lui. Erika ne se fit pas prier : elle se dirigea vers le lit et tomba comme une masse dessus, sans même changer ses vêtements ou se laver les dents. Elle était tellement épuisée que même la présence des soldats ne la dérangeait pas.

 

Cette nuit-là, Erika ne rêva pas, mais elle dormit profondément jusqu’à tard le lendemain matin.

 

2.

 

- Il vous faut vous lever, Madame !

- Hmmm…

Erika gesticula pour faire comprendre à la main qui la secouait d’arrêter. Mais elle ne comprit pas et continua de plus belle. Elle se retourna et ouvrit lentement les yeux. Une femme aux cheveux entre le brun et le roux penchait sa tête vers elle. Elle avait l’air soulagée lorsqu'Erika se réveilla.

- Bonjour, Madame.

- Bonjour… Qui êtes-vous ?

- Je me nomme Saki et je suis votre suivante attitrée.

Elle était un peu plus âgée qu’Erika, mais était très belle. Ses longs cheveux flamboyant glissaient dans son dos comme de la soie. Elle les avait attachés en arrière en une queue basse, mais une grande mèche revenait constamment sur la gauche. Sa voix était posée et, contrairement aux vêtements que portaient Gekkei, les siens étaient très simples. Elle était vêtue d’une sorte de kimono orangé sous lequel elle portait une autre robe, blanche cette fois, dont le bas plissé couvrait ses pieds. Saki s’était inclinée après avoir souhaité une bonne journée à Erika. Lorsqu’elle se releva, elle put croiser les yeux marron de la jeune femme.

- Ma… Suivante attitrée ?

- Oui ! approuva-t-elle avec enthousiasme. Mon devoir est de rendre votre venue la plus agréable possible.

- Je vois…

Assise sur son lit, qui devait faire au bas mot quatre mètre de long et trois de large, Erika regarda la jeune Saki remplir une large baignoire (en tout cas, cela y ressemblait fortement) de plusieurs seaux d’eau chaude. La vapeur qui s’en dégageait formait de la condensation sur la baie vitrée. La baignoire, ou baquet, était disposée dans un coin de la chambre d’Erika, près du lit. Un simple paravent le séparait des regards indiscrets. Plusieurs autres seaux d’eau étaient posés à côté du large baquet.

- C’est pour moi ? demanda Erika en pointant l’amas d’eau fumante.

- Oui. Je me suis dis que vous aimeriez prendre un bon bain chaud… Je n’aurais pas dû ?

- Non, non… Je veux dire, c’est parfait, s’empressa-t-elle de répondre devant la mine quelque peu déçue de Saki.

- Alors je vous pose des vêtements de rechanges sur le coin de votre lit. Voulez-vous que je revienne dans une petite heure ?

- Non merci, ça ira.

Saki s’inclina profondément et sortit. Erika déboutonna sa chemise qu’elle avait gardé toute la nuit, ainsi que son écharpe, quelque peu tâchée de sang, et les jeta sur le lit. Elle se déchaussa de ses baskets de toile noires et mit ses chaussettes dedans. Elle défit le reste de ses vêtements et les posa sur une chaise près du baquet, sur laquelle était déjà mise à disposition une serviette blanche. Elle rentra dans l’eau d’une seule traite.

- Que c’est agréable !

Erika s’allongea lentement dans le baquet qui lui faisait office de baignoire. Seuls ses genoux et la partie au dessus de ses épaules dépassaient de l’eau. Elle en profita pour observer autour d’elle. La veille, elle était tellement épuisée qu’elle n’avait qu’une envie : dormir. Le lit sur lequel elle avait dormi était à baldaquin. De longs voiles opaques étaient rabattus sur les côtés, retenus par un morceau d’étoffe doré. Les couvertures du lit étaient très soyeuses, très douces au toucher. Plusieurs d’entre elles s’étaient enchevêtrées sur le matelas d’un blanc immaculé. Le lit à proprement dit ne ressemblait pas du tout à l’idée qu’elle s’était faite d’un lit : le matelas était posé à même le sol, sur une sorte de petite estrade de bois, à la façon japonaise. Le plafond au dessus des draps était couvert de fresques plus belles les unes des autres. Un vrai délice pour les yeux ! Il représentait une plaine entourée de nuages, sur laquelle courraient plusieurs… Hibiki ?

- Hibiki ? Mais comment… ?

Quelqu’un entra dans la pièce. Une douce chaleur accompagnée de l’embrun de la mer emplit la chambre d’Erika. Les pas se dirigèrent vers elle et s’arrêtèrent derrière le paravent. Elle se douta de l’identité de l’inconnu.

- Hôki ?

- Madame… Je veux dire, Erika.

- Ce n’est rien. J’ai presque fini de me laver.

- Oh, prenez votre temps ! J’étais juste venu voir si vous étiez réveillée.

- Merci, c’est gentil.

- Je vais vous attendre sur le balcon.

- Bien.

 

Elle entendit les pas de Hôki s’éloigner petit à petit et en profita pour attraper la serviette. Elle s’essuya convenablement les jambes et enroula le tissu autour d’elle. Et alors qu’elle s’apprêtait à se vêtir de la tenue qu’avait disposée Saki, elle aperçut son reflet dans un large miroir façon occidental à sa droite. Erika crut voir quelqu’un d’autre à sa place. Elle se rapprocha du miroir, tenant la serviette dans ses mains. La fille dans le miroir tenait elle aussi une serviette dans ses mains. Erika se toucha les cheveux : elle fit de même. Elle mit un court instant avant de comprendre que la personne qu’elle voyait dans le miroir, c’était elle. Son corps avait totalement changé ! Ses cheveux, auparavant brun foncé, voire noir, lisses et droits comme des spaghettis suivaient maintenant de légères ondulations. De plus, ils semblaient avoir virés à un rose très pâle, doux, comme les fleurs de cerisiers. Elle avait même l’impression qu’ils avaient poussés de plusieurs centimètres. Maintenant, ils lui arrivaient en dessous des omoplates. Sa peau semblait s’être un peu éclaircie, et ses yeux, d’un bleu-vert mystérieux, étaient devenus vert d’eau, très clairs. Ils contrastaient fortement avec ses cheveux, mais l’ensemble était très harmonieux à regarder car cela donnait un air très doux à Erika, voire un air printanier.

- J’en reviens pas…

Abasourdie, elle s’assit comme une masse sur le lit, les yeux rivés sur son reflet.

Ce n’est pas moi… Si ? Je ne me reconnais plus… Mais qu’est-ce qu’il m’est arrivée ?! Et pourquoi cela n’est arrivé qu’à moi ? Hier, Hôki était toujours le même quand on a traversé le cercle lumineux, alors pourquoi… ?

Erika resta un bon moment à se torturer les méninges afin de trouver une explication valable de ce changement physique. Un quart d’heure passa avant qu’elle n’abandonne cette idée et commença à se vêtir. Hôki l’attendait toujours sur le balcon. Elle enfila un long kimono blanc satiné très léger, puis, par-dessus, elle mit un autre kimono d’un mauve très sombre, faisant ressortir son visage et sa peau. Les bordures étaient brodées à la façon orientale. Les manches étaient très larges et Erika eut du mal à mettre un style de corset long vert émeraude autour de sa taille. Enfin, elle finit par attacher un morceau d’étoffe bleu turquoise par-dessus le tout en guise de ceinture. Elle chaussa ses pieds avec des sandales noires, comme celles que portait Gekkei, Saki et les autres soldats. Ses cheveux étant légèrement humides, elle les rabattit sur le côté gauche et les attacha à l’aide d’un ruban mauve posé sur le lit. Ils ondulaient allègrement sur le col de sa longue tunique. Erika n’avait pas l’habitude de la douceur de la soie sur sa peau, et elle se frotta pendant plusieurs secondes afin de faire passer cette sensation. Et alors, comme la misère qui s’abat sur le monde, son visage pâlit d’anxiété.

Mon Dieu… L’épée !! Mais où est-elle ?! Oh non ! La femme mi-chat mi-poisson me l’avait pourtant bien dit : « ne laisse jamais tomber l’épée ! ». Pourtant je suis sûre de l’avoir eu encore en main hier soir… Mais où est-elle ?!

Sans bouger de là où elle se trouvait, Erika balayait des yeux le morceau de chambre dans laquelle elle se trouvait, inspectant chaque recoin avec ses yeux perçants. Affolée, elle se précipita sur la chaise sur laquelle elle avait rangée tous ses vêtements de son « autre monde ». Sa veste, sa chemise, son pantalon se retrouvèrent rapidement éparpillé sur le sol carrelé. Enfin, après quelques minutes de panique, ses doigts glissèrent sur une surface glacée, qui résonna d’un son métallique. Elle l’agrippa de toutes ses forces et l’extirpa de la pile de tissu. Soulagée, elle serra de ses deux mains le fourreau contenant la lame qui lui avait auparavant sauvée la vie contre sa poitrine. Avec la multitude de soie qu’elle portait, elle ne ressentit que très légèrement le contact froid de l’épée sur son buste. Afin de ne plus jamais la perdre, elle attrapa un morceau d’étoffe près du lit et s’en servit pour attacher le fourreau à sa taille. Maintenant en sécurité, elle se dirigea vers le balcon où l’attendait Hôki.

 

La baie vitrée était allègrement ouverte. L’odeur iodée de la mer s’engouffrait en bourrasque dans la chambre d’Erika. En effet, de nuit, elle n’avait pas pu voir clairement ce que Gekkei apellait « la Mer de nuages ». Maintenant elle comprit : devant elle s’étendait une mer d’un bleu azur presque divin. Les vagues déferlaient sur des rochers pointus qui émergeaient par endroits dans la mer. L’écume blanche qui s’y formait alors ressemblait à de la mousse, et quelques bulles s’échappaient par moment comme du savon. Le balcon était très modeste, mais fort bien entretenu. On pourrait croire un petit jardin suspendu au-dessus des nuages. L’espace était délimité par une balustrade en pierre arrivant un peu plus haut que la taille. Le sol était dallé et propre. A plusieurs coins du balcon, de petits jardins agrémentés d’arbres façon bonzaï et d’un type de fleur qu’Erika ne connaissaient pas s’étendaient le long des murs. Enfin, en face de l’entrebâillement de la baie vitrée se tenait, de dos, un jeune homme dont les longs cheveux blonds virevoltaient au gré du vent qui régnait ce matin-là.

- Hôki ? demanda Erika.

Le jeune homme se retourna et lui sourit.

- Avez-vous bien dormi ?

- Oui, merci.

- Je vous dois quelques explications, n’est-ce pas ?

- J’aimerais bien, oui.

Il se retourna et regarda l’horizon de ses yeux ambre. Une légère brise fit frémisser les quelques mèches qui parsemaient son front.

- Voila, commença-t-il, je vous ai déjà dit que le monde dans laquelle vous avez vécue durant toutes ces années n’était pas le vôtre. En réalité, vous auriez dû naître dans ce monde-ci. Cela vous surprend-il ?

Erika, qui avait fixé ses yeux verts d’eau sur le visage lisse d’Hôki, baissa la tête.

- Madame… Je veux dire, Erika ?

- Non, cela ne me surprend pas. Après tout, je m’en doutais un peu dans un sens…

Oui, ce sentiment étrange de ne pas appartenir à la société. Ce sentiment de ne pas être dans la bonne famille. Oui, inconsciemment, je crois que je me doutais de n’être pas normale.

- Vous savez, en vous voyant maintenant, j’ai l’impression que vous êtes déjà prête à supporter le poids de cette responsabilité.

- Quelle responsabilité ?

Hôki afficha un sourire mélancolique, ses yeux roulèrent vers le sol. Il murmura une phrase tellement basse qu’Erika commençait légèrement à s’inquiéter. Elle ne savait pas comment réagir alors, maladroitement, elle lui tapota l’épaule pour le réconforter. Le jeune homme prit alors une profonde respiration comme pour annoncer une mauvaise nouvelle à quelqu’un. Hôki plongea ses yeux ambre dans le vert d’eau de ceux d’Erika.

- Erika, je dois vous dire une chose importante. C’est à propos de votre venue ici…

- Je vous écoute.

- En réalité je vous ai caché votre venue car des personnes hautes placées veulent votre mort…

- Mais, pourquoi ? coupa Erika.

- Laissez-moi finir je vous prie. Ils veulent vous voir morte car, en vérité, vous êtes…

Hôki n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une lance vint se planter entre deux dalles du balcon, passant de justesse entre Erika et le jeune homme. Ce dernier leva les yeux vers le ciel bleu : plusieurs soldats chevauchaient d’étranges animaux, tous étaient équipés du même genre de lances qui avait failli transpercer la joue de la jeune femme. Par réflexe, il la prit par les épaules et l’entraîna à l’intérieur du palais. A peine de nouveau dans la chambre, Gekkei et Saki accouraient déjà vers eux. Gekkei alla voir directement Hôki, tandis que Saki se précipita vers Erika. L’esprit confus, elle comprenait à moitié les questions que lui posait la femme aux cheveux de braise. Le regard vide, fixe devant elle, la main à l’affût sur la poignée de la rapière qu’elle portait à la taille, elle n’osait plus bouger afin de remettre de l’ordre dans ses pensées.

- Madame, vous vous sentez bien ? lui demanda Saki, l’air inquiet.

 

D’instinct, Erika tourna la tête vers Hôki : celui-ci discutait sérieusement avec Gekkei. Lorsqu’il s’aperçut que la jeune femme l’observait, il se dirigea vers elle, le visage fermé.

- Erika, suivez Gekkei et faites tout ce qu’il vous demande de faire. C’est pour assurer votre sécurité. Saki vous accompagnera également. Vous séjournerez dans la capitale en attendant que l’affaire se tasse.

- Et toi Hôki ? Que vas-tu faire ?!

- Je… Il faut couvrir vos arrières…

- Hôki ?! Non !!

- Gekkei ! Protégez-la du mieux que vous pouvez ! Elle est notre plus cher trésor !

- Entendu !

Gekkei serra l’avant bras d’Erika, qui ne détachait pas son regard humide d’Hôki. Il allait se sacrifier pour la protéger, sans même savoir pour quelles raisons. Saki et Gekkei la pressait, elle n’eut le temps que de se retourner vers lui et lui cira :

- Il ne faut pas que tu meures !

- Je ne mourrais pas, Erika.

- Alors je te devrais une gifle !

Hôki la regarda partir, un tendre sourire sur ses lèvres.

 

3.

 

- Par ici !

Gekkei en tête du petit cortège formé de lui-même, d’Erika au centre et de Saki derrière elle, tentait de trouver une sortie sans se faire remarquer. Cela faisait à peine une ou deux minutes qu’ils avaient laissés Hôki dans la chambre d’Erika, séparé seulement de la baie vitrée de la troupe de soldats armés qui se posaient sur le balcon. Ils ne courraient pas, ni ne marchaient vraiment : elle avait plutôt l’impression qu’ils trottaient, à l’affût de troupes ennemis. Au cas où ils devaient faire une mauvaise rencontre, Erika savait que Gekkei la protègerai car elle le voyait comme tel. Un père. Mais ce sentiment d’inutilité la rongeait quelque peu, aussi sa main droite serrait-elle la poignée délicate de la rapière. Cette dernière tapait par moments réguliers sur sa cuisse. Sa longue robe l’empêchant de faire de trop grandes enjambées, la jeune femme tenait de son autre main le rebord de sa tenue de soir. Saki ne cessait de jeter des regards suspects derrière elle pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. Arrivés à un croisement, Gekkei leur demanda d’être discrètes en mettant son index devant sa bouche. Un bruit de pas lourd provenait du couloir perpendiculaire à le leur. Quelques gouttes de sueurs perlaient de son menton, la main prête à dégainer son sabre. Erika tenait la poignée de la sienne très fermement afin de pouvoir lui prêter main forte. L’épaule de Saki s’appuyait sur le mur, le regard porté vers la future scène de combat, légèrement en retrait par rapport aux deux autres. La tension était palpable. Sur le sol se dessinait de plus en plus finement l’ombre des soldats qui arpentaient, sans le savoir, pour la dernière fois ce couloir. Et alors qu’ils ne se tenaient plus qu’à un mètre de la fin du couloir, un bruit de verre brisé se fit entendre. Ceci fit diversion et les soldats firent demi-tour. Le petit groupe en profita pour courir vers le couloir d’en face et entrèrent dans une pièce.

 

La salle était plus immense que le reste du palais. Plus immense, et plus longue également. Il devait faire au bas mot une centaine de mètre de long et une cinquantaine de large. Toute la partie gauche de la pièce était ouverte directement sur la mer, faisant pénétrer les rayons chauds du soleil et le vent doux de l'hiver. En effet, dehors l'hiver commençait par s'installer tranquillement. Comme dans le hall d'entrée du palais, un couloir était délimité par deux grandes lignées de colonnes massives en pierres polies. Au centre, un long tapis bordeau couvrait le sol. Enfin, au bout de cette interminable pièce se situait un siège dans lequel on pouvait placer trois personnes de corpulence moyenne au bas mot. Des coussins mauves brodés or tapissait le large siège. Erika, fascinée par cette architecture, tendit un bras vers la pierre froide qui le composait. Il trônait en haut de quatre estrades enchevêtrées les unes au dessus des autres, mais cela n'empêchait pas la jeune femme de perdre un temps précieux à observer l'objet. Saki lui saisit le poignet et la regarda d'un air sévère.

- Nous n'avons pas le temps de nous attarder ici ! Par chance nous avons atterri dans la salle du trône, les sorties sont donc multiples...

Ses longs cheveux flamboyants ondulèrent vers Gekkei qui leur faisait signe de le rejoindre. Ils débouchèrent à nouveau dans un couloir. Cependant, ils n'étaient plus seuls à présent.

 

Gekkei, Erika et Saki se retrouvèrent nez à nez avec une petite troupe de soldats. La jeune femme aux yeux vert d'eau reconnu leur tenue : ce sont les mêmes soldats qui avaient lancé l'offensive sur le balcon ! D'un même geste, Erika et Gekkei dégainèrent leurs lames, Saki en retrait quelques pas derrière eux. Un voile se déposa sur les yeux d'Erika : un éclair mauve se dessina, lui indiquant qui attaquer en premier et où. Mais sa main n'obéissait pas. Gekkei avait déjà commencé à repousser les gardes armés avec un peu de mal. Bien sûr, en face d'eux s'étendait une dizaine d'hommes qui savaient parfaitement manier la lance et le sabre, alors qu'Erika n'avait tué qu'un Kingen. Et encore elle n'avait pas eu le choix : c'était sa vie ou celle du monstre. Le couloir était assez étroit, il devait être utilisé par les serviteurs comme Saki qui travaillaient dans le palais. Il y avait assez de place pour que deux personnes normales puissent se tenir côte à côte. Les soldats se bousculaient pour passer derrière Gekkei et atteindre Erika. Cependant, celui-ci tenait bon, malgré qu'un effort de la jeune femme l'aurait bien aidé.

L'un des soldats, armé d'une lance, essayait de la toucher en balançant son arme au dessus de l'épaule du garde du corps. Le fer la manqua de peu.

 

Mon Dieu ! Encore une fois, j'ai failli... Pourquoi ? Pourquoi veulent-ils me tuer ?! Pourquoi je n'arrive pas à me battre contre eux ?! Je... J'ai peur ? Oh non... Que ce cauchemar se termine, je vous en prie...

 

Soudain, un des soldats réussit à bousculer Gekkei, qui perdit connaissance en se cognant la tête contre le mur. Il accourait vers Erika, la pointe de son sabre dirigée vers son coeur. Elle n'eût guère le choix. Un éclair mauve passa devant ses yeux en diagonale vers la droite: elle leva son épée à temps pour bloquer l'attaque ennemie. Un autre éclair lui indiqua un mouvement horizontal : elle blessa l'homme à la base du cou, recevant une giclée de sang sur le visage. Les autres soldats se pressaient devant elle, tandis que Saki alla se plaquer dans un coin du bout de couloir qu'elle occupait. Devant les yeux d'Erika, les éclairs se succédaient : de ses yeux se mêlaient larmes et sang.

 

- Aaaaahhhh !!

Après que le dernier corps toucha le sol, elle poussa un cri. Un cri de rage. Un cri de rancoeur. Un cri de désespoir et de tristesse. Les cadavres se pressaient dans l’étroit couloir, le sol empestait le sang et s’était teinté de rouge pourpre. Sa lame et une partie de ses vêtements auparavant propres et soyeux étaient maintenant souillées. La jeune femme aux cheveux flamboyants était prostrée, debout, dans le coin qu’elle n’avait quitté depuis le début des festivités. Les yeux légèrement écarquillés, elle observa sa sauveuse. Erika n’y prêta pas un seul regard et se dirigea vers Gekkei, toujours allongé sur le sol poisseux. Il commençait légèrement à reprendre connaissance. Se frottant la tête d’une main, il tenait toujours dans l’autre son sabre ensanglanté.

- Vous n’avez rien ? lui demanda Erika, une pointe d’inquiétude dans sa voix.

- Non, ça va aller. Je commence juste à me faire un peu vieux pour ce genre de broutilles, lui répondit-il en affichant un léger sourire réconfortant.

- Tant mieux, j’ai eu peur que vous…

Un rire bruyant retentit du fond de sa gorge.

- Voyons, ne dites pas de bêtises ! Je vous ai protégée jusqu’ici, je ne vois pas pourquoi je mourrais dans un endroit pareil !

- Et bien…

- Ne vous en faites pas, je suis aussi solide qu’un roc, lui dit-il avec assurance tout en s’appuyant sur son épaule pour se relever.

Ils continuèrent à marcher avec prudence dans le couloir. Le sol poisseux et glissant risquait de poser quelques problèmes, mais pas seulement.

Si des soldats ont pu retrouver notre trace dans ce couloir, il va peut-être falloir que je me batte encore et que...

Erika serra plus fermement la poignée de sa rapière. Du plus profond d'elle-même, elle ne souhaitait en aucun cas à avoir à combattre une nouvelle fois des soldats. Même s'ils intentaient à sa propre vie, elle au contraire, ne voulait sous aucun prétexte prendre d'autres vies humaines. Au bout du long corridor étroit, une faible odeur de marée se faisait sentir. Un petit escalier, peu éclairé, descendait vers une porte massive. Gekkei prit une des torches accrochée au mur et arpenta avec prudence l'escalier, le dos collé à la paroi et ses doigts resserrant son arme. Saki et Erika le suivirent. L'embrun iodé se faisait de plus en plus fort à mesure qu'ils s'approchèrent de la porte, que l'homme à la stature imposante entrouvrit délicatement. Personne. Pas un bruit. Il ouvrit en grand l'un des battants de l'entrée et fit signe aux demoiselles de le suivre. Il tourna sur la gauche et entra dans ce qui ressemblait à une écurie.

 

Il devait y avoir une trentaine de box, occupés pour la plupart par d'étranges animaux. Certains ressemblaient à des tigres au pelage d'un blanc semblable à la neige avec deux grands yeux verts émeraude, d'autres à des chevaux dont la crinière couleur de feu accentuait le doré de leurs pupilles. Gekkei s'était empressé de choisir deux montures, très différentes. L'une ressemblait à un tigre aussi rouge que le sang, toutes dents et griffes dehors lorsqu'il ouvrit sa gueule et qu'il marcha derrière le guerrier. Il était certain que cet animal était prédestiné aux affaires militaires du royaume. L'autre paraissait bien plus doux. Semblable à un étalon, deux grandes cornes ornaient son front. Son pelage bleuté lui donnait un aspect calme et apaisant. Gekkei tendit la lanière de l'étalon à Erika.

- Prenez le Sansui. C'est une monture rapide et facile à manier. Saki montera avec vous.

Il marqua une pause qui inquiéta la jeune femme.

- Gekkei…

- Si jamais, coupa-t-il, si jamais il devait…

Elle comprit là où il voulait en venir.

- Ne dites pas ça ! Vous ne savez pas ce qu'il…

- Bien sûr que je ne peux pas prévoir ce qui se passera ensuite, mais je… J'aimerais vous prévenir. Si jamais il devait se passer quelque chose, quoi qu'il arrive, ne vous retournez pas. Continuez votre route vers la capitale et cachez-vous.

Des larmes coulèrent de ses yeux verts d'eau.

- Gekkei… Pourquoi…?

- Je vous l'ai déjà dit auparavant, non ? Parce que vous êtes la plus grande fierté, mais aussi le bien le plus précieux du peuple Hô.

Cet homme. Ses paroles. Erika aurait aussi voulu que son père lui dise ce genre de choses. Qu'elle comptait à ses yeux, qu'elle était son petit "trésor". Qu'elle existait et qu'elle lui était chère à son cœur, tout simplement. Elle essuya ses larmes et prit la lanière du Sansui, Saki emboitant son pas. Gekkei les dirigea vers un plateau, légèrement à découvert. Il vérifia une dernière fois les sangles des montures, les resserra et tapota le trin arrière du Sansui. Tout était prêt. Le guerrier aida la jeune Erika à monter. Elle garda une main fermement serrée sur la Rikku-Dô, l'autre sur la lanière. Saki se plaça derrière elle, ses bras entourant la taille de la cavalière devant elle. Gekkei leva les yeux vers les deux jeunes femmes avant de regagner sa monture, en signe approbation.

 

Malheureusement pour lui, ce fut la dernière fois qu'il croisa le doux regard vert d'eau d'Erika.

 

4.

 

Des bruits d'armures claquaient derrière la porte à moitié ouverte. Guidés par les traces de sangs laissés après leur passage, une troupe de soldats accouraient sur le plateau. Et sans aucune pitié, les lances fendaient l'air en direction d'Erika.

- Partez ! Vite ! lui cria Gekkei.

Et sur ces mots, la cavalière donna un coup de talon dans les flancs de sa monture qui parti immédiatement. Le Sansui galopa vers le bord du plateau et, un instant plus tard, ses pattes flottaient dans les airs. Comme lorsqu'elle était montée sur Kana, la louve à la crinière de feu de Hôki, elle n'était pas ballotée dans tous les sens. L'étalon bleuté restait stable malgré sa vitesse. Erika se retourna vers Gekkei : qu'il se trouvait loin déjà ! Cela faisait à peine quelques secondes qu'elles avaient quitté le plateau, et le guerrier se trouvait à une bonne vingtaine de mètres derrière. Elle ne put se retenir de crier son nom, qui se perdit dans les brises des hauteurs.

- Madame, regardez devant vous ! la pressa Saki

- Mais… !

- Rappelez-vous de ce que Gekkei vous a dit.

- "Quoi qu'il arrive, ne vous retournez pas".

Elle avait raison. La jeune femme se ressaisit et plongea son doux et triste regard dans l'horizon illusoire de la Mer de nuages.

Gekkei, resté sur le plateau, faisait goûter sa lame à autant de soldats que possible, retardant leur départ. Bien sûr, ils avaient l'avantage du nombre, mais le guerrier avait l'expérience du combat. D'un coup de sa lame, il trancha une partie de la gorge d'un de ses nombreux ennemis qui passait à sa gauche. Il se retourna, prit une lance qui trainait au sol et en empala un second dans le dos. Une douleur cinglante le fit se tourner sur sa droite : quelques soldats venaient de libérer les montures présentes dans l'écurie et les montaient. L'un d'eux, montant un des tigres blanc nacré, l'attaquait férocement. Les griffes acérées de l'animal lui avait arraché sa manche et, par la même occasion, laissé trois grandes entailles pourpres sur son bras. D'un autre puissant coup de patte, le tigre le fit tomber au sol, rendant une partie de son visage méconnaissable. Gekkei porta ses mains à sa blessure et essuya ses yeux comme il le pouvait, car le sang qui sortait de ses plaies au visage lui coulait dans les yeux. Il sentit alors comme une pression sur son torse : la monture avait posé une de ses pattes sur lui. Elle exerçait un tel poids sur son corps… Gekkei sut pertinemment qu'il vivait ses derniers instants. Il chercha du regard Erika sur le Sansui bleu, et ne vit qu'un tout petit point au loin. Un tout petit point, suivi d'une dizaine d'autres points.

Je suis désolé, Saihô... J'ai failli à ma tâche...

Madame, je n'ai pas pu... Vous protéger...

Vous qui êtes notre...

La patte du tigre bascula sur le corps de Gekkei, qui s'écrasa dans un horrible craquement. Le soldat, ainsi que sa monture, firent demi-tour vers Erika et Saki, déjà si loin dans le ciel. Le corps défoncé de Gekkei resta baigné dans son sang, un sombre sourire dessiné sur ses lèvres.

 

Saki ne cessait de regarder derrière elle. Elle avait peur pour sa vie, et le nombre de soldats armés à leurs trousses ne la rassurait pas le moins du monde. Erika, une main empoignant la Rikku-Dô, l'autre sur la crinière de sa monture, ne pouvait cesser de repenser au guerrier qu'elle avait laissé derrière elle. Sa suivante la ramena à leur rude situation.

- Madame ! fit-elle d'un ton angoissée, les soldats se rapprochent de plus en plus ! Si nous ne faisons rien, bientôt nous serons…

- Je sais !

Les paroles de Saki l'agaçaient. Elle savait parfaitement qu'elles risquaient de se faire tuer à la moindre occasion. Cependant, que pouvait-elle faire de plus, mise à part chevaucher le Sansui vers une direction hasardeuse ?

Sers-toi de la rapière et fais-leur face ! disait une petite voix en elle. C'est toujours mieux que de fuir sans rien faire !

C'est n'importe quoi ! fit une autre voix. Si tu fais ça, c'est clair que tu va mourir ! Encore, sur un cheval dans une plaine, tu aurais pu avoir une chance, mais là… Tu voles au dessus des nuages ! Si tu tombes, c'est à plusieurs centaines de mètres plus bas qu'on retrouvera ton corps !

La seconde voix n'avait pas tort : elles se trouvaient en haute altitude, et vouloir se battre à cette hauteur, pour Erika, c'était du suicide pur et simple. C'est alors que la jeune cavalière eut une idée.

Elle se pencha le plus possible en avant, comme pour inciter l'étalon au poil bleuté à faire de même. Il s'exécuta : ils se rapprochèrent de la Mer de Nuages.

Si j'arrive à descendre assez bas, peut-être qu'on pourra les semer ? Et, qui sait, ressortir de cette escapade en vie...

La suivante comprit l'idée de sa maîtresse et suivit son mouvement. Peut-être avaient-elles enfin une chance de s'en sortir ? Mais il ne fallait pas compter sur leurs poursuivants. Ils ne lâchaient pas leur cible d'un millimètre. Elles avaient même l'impression qu'ils se rapprochaient de plus en plus. Erika senti le doux coton caresser son visage lorsqu'elle traversa la Mer de nuages. Cet instant, qui ne dura à peine qu'une ou deux secondes, elle aurait voulu le perdurer. Mais une lance, qui frôla sa cuisse droite, n'était pas du même avis. Les yeux verts d'eau de la jeune femme se tournèrent furtivement vers ses agresseurs : une dizaine de mètres ! Ils ne se trouvaient plus qu'à une dizaine de mètre derrières elles, et commençaient à les attaquer. Erika insista sur le Sansui pour qu'il descende encore plus vers le sol. En bas, le paysage se dessinait doucement au fur et à mesure de leur escapade.

Plus vite... Plus vite... Plus vite ! ne cessa-t-elle de se répéter intérieurement. Allez dépêche-toi...

La monture faisait de son mieux. Ses naseaux s'ouvraient et se fermaient rapidement, laissant s'échapper de sa gueule un râle bruyant. Derrière elle, Erika pouvait entendre les cris des soldats :

- Ne la laissez pas s'échapper !

- Visez le Sansui !

- Non ! Visez leurs têtes !

 

Face à ces déclarations, la cavalière tenta de faire zigzaguer sa monture, tout en descendant en piqué vers le sol. Ce n'était, certes, pas une chose aisée pour une jeune femme n'ayant quasiment jamais fait d'équitation, mais ce fut la seule solution qu'elle trouva dans un moment pareil. Les lances fusaient de toute part lorsque les deux demoiselles arrivèrent à une trentaine de mètres au dessus d'un lac gelé entouré de forêts recouvertes de neige. L'hiver semblait avoir élu domicile sur le petit continent en dessous de la Mer de nuages, ce qui n'enchantait guère Erika. Elle portait des vêtements plutôt légers pour la saison. Beaux, joliment décorés, mais légers au point que la jeune cavalière sentait s'engouffrer le vent glacial de l'hiver dans ses manches jusqu'à son dos et ses jambes.

Le contact froid du vent dans ses yeux la fit pleurer. Erika sentait derrière elle ses poursuivants.

Je n'y arriverais pas... Je vais mourir ici, sans que personne ne le sache...

- Je ne veux pas mourir, madame ! Je ne veux pas mourir !

- Saki ! Tu...

- Je ne veux pas...!

Saki s'était soudainement tu. Alors qu'elle parlait, Erika avait senti comme une secousse dans son dos. Un contact chaud derrière elle la fit redouter du pire. D'un coup, la domestique, solidement agrippée à sa taille, bascula sur la droite, dans le vide. Le corps transpercé de Saki l'entrainait hors de la monture ! La jeune femme tenta tant bien que mal de s'accrocher à la crinière de l'animal. En vain. Erika tomba au dessus du lac gelé, le cadavre de sa suivante causant sa perte.

Je vais mourir ici et maintenant.

 

Elle n'eut pour seul loisir que de regarder le ciel grisâtre pendant sa chute.

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